Une ombre se glissait le long des murs dans les méandres des couloirs du palais. Si la jeune prêtresse emmitouflée dans son obscure aube de Sorcier Noir à la capuche rabattue ne courait pas c’était surtout pour ne pas se faire repérer par les gardes, car depuis que le Grand Nécromancien était alité, un couvre-feu avait été mis en place ; Alaric étant incapable de maintenir ses sorts de protection sur la ville et le palais dans son état, toute la cité de Blackwizardon y était désormais soumise, comme le prévoyait la situation d’urgence dans laquelle elle se trouvait. Les gardes ne plaisantaient pas avec le nouveau règlement. Tout contrevenant se verrait jeté au fond d’un cachot attendant un jugement qui n’aurait pas lieu avant la remise sur pieds du Grand Nécromancien, ou son remplacement, et si l’on envisageait d’opposer une quelconque résistance aux autorités, l’ordre était donné de se débarrasser du dit criminel.
Galswinthe avait bien pensé à utiliser un sort d’invisibilité mais elle aurait été cette fois détectable par les douze Maîtres qui se relayaient en permanence pour assurer une surveillance de la Magie et de son utilisation au sein du palais pendant cette même période de crise, et c’était probablement encore moins désirable vu le message dont elle était porteuse. Elle devait fouiller l’office du Grand Nécromancien à tout prix, peut-être y trouverait-elle la confirmation, ou le démenti des visions qui l’assaillaient maintenant depuis des jours.
Cela avait commencé environ deux jours avant le malaise d’Alaric et l’entrevue déca lunaire. Galswinthe fût réveillée au milieu de la nuit par un cauchemar qui semblait, sur le coup, bien réel. Une vision apocalyptique s’était imposée à elle, une vision du Darkenrealm en feu, en sang et en armes. Les gens fuyaient devant des guerriers à l’apparence monstrueuse sortis tout droit du Royaume des Ombres qui dévastaient tout sur leur passage, enflammaient les habitations, détruisaient les représentations de culte pour imposer un symbole unique, un soleil noir avec en son centre un crâne privé de sa mâchoire inférieure : la bannière de Cyric, le Dieu de la Mort, des Mensonges et du Meurtre ! Ils tuaient hommes, femmes, enfants sans distinction. Une telle vision en aurait réveillé plus d’un, et Galswinthe avait repris conscience trempée de sueur et d’angoisse, et le souffle coupé par tant de violence et d’horreur.
Cette nuit-là elle avait cru à un mauvais rêve, malgré le réalisme des images qui étaient nées dans son esprit, engendré par ce qui se passait dans le Royaume voisin, plongé dans une guerre civile sans merci par l’ambition dévorante d’un guerrier sans scrupule dévoué à ce Dieu sanguinaire.
Mais les visions revinrent, dans son sommeil, pendant ses prières, puis à n’importe quel moment, et enfin dès qu’il lui arrivait de fermer les yeux. Elles se précisèrent aussi : quelqu’un voulait du mal au Grand Nécromancien, on voulait sa place, et anéantir le Darkenrealm tel qu’il était connu, conclure une alliance avec Clodomir du Royaume d’Abhysseis et vouer la population à la terreur. Et d’après ses visions, ce quelqu’un serait un Sorcier Noir !
Elle avait finit par prendre tout ceci plus au sérieux quand elle avait eu vent du déroulement de l’entrevue entre les douze Sorciers Noirs et Alaric trois jours auparavant, et elle avait cherché depuis un moyen d’intervenir, d’alerter quelqu’un. Mais qui ? A qui accorder sa confiance si ses visions s’avéraient justes ?
Galswinthe s’était résolue à agir seule, du moins pour le moment. Et dans un premier temps elle devait absolument trouver un indice qui lui confirme ses noires prémonitions, ou qui les réfute, et pour cela elle avait convenu que le meilleur endroit pour commencer devait être l’office du vieux Sorcier Noir.
-Je ne devrais plus être bien loin maintenant, se dit-elle alors qu’elle jetait un œil par delà le coin de mur derrière lequel elle se trouvait. La voie est libre.
Elle franchit l’angle de pierre et s’avança en restant le plus possible dans l’ombre. Elle évitait au maximum les larges couloirs, mieux éclairés, et mieux gardés aussi, mais parfois elle devait en parcourir un sur quelques pas. Celui-ci avait l’air désert. Sauf erreur de sa part la porte qui ouvrait l’office du Grand Nécromancien devait être celle qui jouxtait le pilier de granit massif qui se dressait à moins de dix pas devant elle.
Même si elle résidait au palais de Blackwizardon en tant que Sorcier Noir, elle était encore trop inexpérimentée au sein de la guilde pour avoir été présenté au Grand Nécromancien. Elle ne devait de pouvoir localiser l’office d’Alaric qu’à ses recherches et conversation « anodines » de ces deux derniers jours.
Galswinthe se retourna soudain, alertée par des bruits de pas derrière elle qui se rapprochaient à vive allure. Dans un accès de panique elle se précipita sur la porte qui était maintenant à moins de trois longueurs de bras, en actionna la poignée et se glissa à l’intérieur de la pièce. Elle s’appliquait à refermer sans bruit quand elle s’avisa que la salle dans laquelle elle se trouvait était éclairée par une bougie dans son dos. Un frisson lui parcouru l’échine à l’idée d’avoir pénétré dans la mauvaise chambre, de s’être fait repérer par les gardes, ou pire de s’être attiré les foudres de puissants Sorciers Noirs, ou pire encore du fameux traitre de ses visions.
Elle se redressa et se retourna, très droite, rabattant sa capuche vers l’arrière d’un geste de la main, essayant d’affecter à son visage une expression sereine, assurée et dépourvue de la sensation de culpabilité qui venait de lui glacer les veines.
Au moment où elle entendit les pas du garde dans le corridor s’éloigner à nouveau de la porte son regard gris clair trouva, debout devant d’immenses étagères poussiéreuses remplies de parchemins, une longue silhouette qui lui faisait face, et deux yeux verts qui la fixaient dans une expression de surprise et de crainte, ou peut être était-ce de colère ? Elle ne l’avait pas noté tout de suite mais dans sa main droite, la silhouette tenait une dague pointée vers elle.
-Qui êtes-vous ? Demanda la silhouette dans une voix étouffée. Que faites-vous ici ?
La voix qu’elle entendit la rassura : c’était celle d’un jeune homme. Elle en déduisit qu’il était peu probable qu’elle ait affaire à un des douze Maîtres.
-Galswinthe Feeldhghem. Et je vous retourne votre seconde question, en fait plus que de faire la maline elle essayait de gagner du temps pour trouver une manière de s’expliquer.
-Galswinthe ?... Je me souviens de ce nom… Vous avez rallié la guilde il à la dernière pleine lune. Vous êtes une prêtresse de Sylvanus. Qu’est-ce qui peut pousser une fervente adepte des concepts de l’équilibre et de la neutralité objective comme vous à ignorer les lois qui protègent ce palais et cette cité en vous rendant dans ce lieu qui vous est interdit et cela après le couvre-feu?
Le jeune homme venait de lui fournir ce moyen.
-Le maintien même de ces concepts au sein de ce palais, de la cité de Blackwizardon et du Darkenrealm tout entier. Elle plissa les yeux à la fin de sa phrase, comme pour mieux observer la réaction de jeune sorcier. Elle laissa malgré elle le ton de sa phrase monter sur les derniers mots comme pour voir si sa réponse allait satisfaire son interlocuteur.
Les yeux du jeune homme s’ouvrirent en grand.
-Vous savez quelque chose ! Si vous détenez des informations qui pourraient sauvez le Grand Nécromancien, ou contrecarrer les plans de ceux qui ont commandité sa mort, vous devez me les livrer !
Galswinthe eut la confirmation que le jeune homme et elle étaient dans le même camp, et cela impliquait également que ses visions disaient vrai. Une boule se forma dans son ventre, et une envie de rendre lui monta dans la gorge. Elle blêmit et dû se retenir au montant de la porte.
-Oh… mais alors cela signifie que… que… Galswinthe ne pût retenir le tremblement de sa main qui écarta une mèche de son visage. Ressaisis-toi ! Il n’est peut être pas trop tard pour déjouer les plans du traitre, qui que ce soit. Et puis, tu n’es plus seule dans ce combat, se dit-elle pour se donner du courage.
Le jeune homme s’était rapproché de Galswinthe. Il avait aussi abaissé son arme. Il pouvait voir sa détresse à ce moment, le malaise de Galswinthe n’était pas physique, et il le ressentait au plus profond de lui-même.
Soudain, les yeux gris de Galswinthe roulèrent dans leurs orbites, et ses pupilles disparurent : la jeune prêtresse glissa le long de la porte à laquelle elle était appuyée, et se laissa tomber sur le sol, inconsciente. Son front était trempé de sueur, et son corps secoué de convulsions.
Théodohad se précipita, prît son visage dans ses mains, tapotant ses joues pour la faire revenir à elle.
Galswinthe ouvrit les yeux. La lumière vive l’éblouît d’abord, mais elle s’adapta vite et pût remarquer qu’un brouillard épais l’entourait. Elle reposait sur un sol de marbre blanc, nue, mais elle n’avait pourtant pas froid. Ses longs cheveux noirs caressaient son dos, et elle avait conscience de la consistance presque translucide de son propre corps. Elle se releva sans peine, essayant de discerner les éventuels objets qui l’entouraient, de découvrir quel était cet endroit pour le moins déroutant, mais qui ne l’effrayait pas. Dans un étrange contraste avec les dernières sensations qu’elle se souvenait avoir éprouvées juste avant son malaise, elle se sentait en parfaitement détendue dans cet univers singulier.
Un souffle finît par arriver jusqu’à elle, une brise chaude qui l’enveloppa et lui fît courir un frisson de bien être le long de la colonne vertébrale ; puis, portée par cette douce respiration, une feuille de chêne se mît à tournoyer autour de ses chevilles, puis deux, suivies par des dizaines d’autres qui vinrent embrasser son corps et s’y agglutiner en un vêtement comme une multitudes d’écailles. Elle regardait le phénomène émerveillée, un sourire aux lèvres, leva un bras puis le second afin de faciliter la mise en place de cette étrange parure, quand elle entendit le même souffle caressant porter les syllabes de son nom.
- Galswinthe … Galswinthe Feeldhghem au cœur pur… C’est ton Dieu qui te parle…
-Seigneur ?... Galswinthe balayait le brouillard environnant de ses pupilles étrécies au maximum, la lumière alentours était de plus en plus vive, Seigneur Sylvanus, c’est bien toi ?
-Oui douce enfant, cette fois la voix qui retentissait était bien réelle, et semblait venir de partout à la fois, c’est bien Moi.
Une silhouette s’avança dans la brume devant elle. L’image d’un homme jeune à la large carrure vêtu comme elle d’écailles de feuilles de chêne retenues par une mousse d’un vert vif lui apparût. Il s’arrêta à quelques pas de la jeune prêtresse, mais elle pouvait sentir son aura tout autour d’elle.
-Galswinthe, aujourd’hui tu es prête. A cette seconde tu as foi en ce que je t’ai montré. Tu as accepté la mission pour laquelle je t’ai choisie. C’est pourquoi tu es ici. Oui, mon enfant, tes visions, c’est Moi qui te les ai envoyées.
Sensation bizarre que de se faire appeler « mon enfant » par un homme à l’aspect aussi jeune sinon plus que soi-même, pensa Galswinthe.
-Comment ? Mais… Pourquoi moi ? Je ne suis qu’une simple prêtresse… Je viens d’arriver dans la guilde des Sorciers Noirs et ils…
-Ne doute pas de tes capacités, « simple prêtresse », sourît Sylvanus. Je vois en toi. Je sais qui tu es. Mieux que toi, probablement. Tu es la plus à même de défendre le maintien de l’équilibre dans le Darkenrealm.
-Mais… Quel doit être mon rôle dans tout ceci ? Si je suis si forte que ça pourquoi ne pas m’avoir alerté avant que le mal ne s’abatte sur le Grand Nécromancien ? Faut-il le sauver ? Qui est à l’origine…
-Ne sois pas si pressée, jeune élue, la coupa Sylvanus. Tu viens de rencontrer, ton premier allié, ce soir, dans l’office du vieux sorcier. Il se prénomme Théodohad. C’est un prêtre d’Oghma. Il connait une moitié de l’énigme que tu ignores encore. Fais-lui confiance.
Galswinthe en était encore à se demander si elle était réellement capable d’assumer une mission de l’ampleur de celle-ci, comme si elle avait encore le choix.
-Ah, autre chose, ajouta Sylvanus, il faut mettre des bâtons dans les roues de cette jeune personne, Tharsilla Wegerweevil – Une image se forma dans l’épais brouillard au bout du doigt de Sylvanus : Une jeune femme brune aux cheveux coupés courts et vêtue comme un homme à la lisière d’un bois apparemment au milieu d’une querelle avec une autre femme.
-Elle accomplit une quête pour notre ennemi, continua Sylvanus, et bien sûr, il faut récupérer l’objet de sa quête avant elle et le Sorcier Noir qui le convoite, précisa le Dieu. Pour finir, ajouta-t-il sans se défaire de son sourire bienveillant, je vais te faire un cadeau. Tu disposeras d’une partie de mes pouvoirs pour te permettre de mener à bien cette mission, car de mon côté je dois garder un œil sur les agissements du Seigneur Cyric et m’attirer l’alliance des Dieux qui peuvent nous apporter leur concours, ce qui m’occupera déjà grandement, et puis, tu as toute ma confiance, jeune et « simple » prêtresse…
Sur ces paroles la chaude brise se remît à balayer doucement la longue chevelure de Galswinthe, emportant dans son sillage l’image du jeune homme qui s’estompa comme une fleur de pissenlits sur laquelle on souffle. Un fourmillement comme une caresse naquît dans le bas ventre de la jeune prêtresse, lui enserra la taille, remonta dans son cou et atteint sa bouche en un baiser qui lui fît fermer les yeux ; elle sentît lui être insuffler une énergie inconnue qui emplît d’abord ses poumons, lui donna la sensation de respirer plus fort, de sentir l’odeur des arbres, de l’humus humide sous la rosée du matin, des centaines, des milliers d’images lui traversèrent l’esprit et autant d’émotions, elle eût soudain l’intuition de ce ressentent les arbres, les fougères, le moindre brin d’herbe, tout ceci s’imprima en une marque indélébile dans sa mémoire et dans sa chaire, avec la sensation que le Dieu en profitait quand même un petit peu…Puis tout s’évanouît.
Elle reprît connaissance dans les bras de Théodohad qui lui tapotait toujours les joues. Il lui sourît quand elle ouvrît les yeux. Elle sentait encore cette espèce de tourbillon au niveau de son bassin. Elle ne sût pas s’expliquer tout de suite pourquoi mais elle se sentît terriblement gênée de se retrouver en présence d’un inconnu en de telles circonstances.
-Vous reprenez des couleurs, lui dit doucement Théodohad.
Galswinthe se redressa et lui tourna le dos le temps de se reprendre.
-Oui… Ca va… Merci… Que c’est embarrassant ! pensa-t-elle.